Parfois je me pose au soleil, devant la fenêtre de la cuisine, mon bol de thé dans les mains, et je regarde cette vie qui grouille devant moi, vingt étages plus bas. Ces piétons qui traversent, qui vont au travail, au restaurant, reviennent de la poste, partent acheter des cigarettes ou rentrent de leur rendez-vous galant, les taxis qui font la queue au feu tricolore et les pompiers qui passent et qui ne passent pas inaperçus. Je remarque que les feuilles ont poussé sur les arbres, c’est le printemps maintenant, que les bus n’arrêtent pas. A 11h, le carillon de l’église sonne. Je sais qu’il y cet homme devant le métro qui vend ses bonbons à l’eucalyptus, j’imagine mes amis en cours, au café ou récupérant de leur soirée, l’eau coule dans le caniveau, est-ce une fuite ou est-ce le nettoyage municipal, je ne sais pas, tiens, ce tremblement provient-il des mouvements des plaques tectoniques ou des vibrations occasionnées par le métro ?
Et je ne peux pas m’empêcher d’admirer l’Homme et ce qu’il a réussi à construire : la société. Cet ensemble de règles et de conventions, cet accord tacite, cette construction conceptuelle où les hommes se complètent les uns les autres, les uns enseignent, d’autres comptent, transmettent, vendent ou achètent, livrent, fournissent, conduisent, de jour comme de nuit, appellent, … mais aussi nettoient, rendent la monnaie, font le tri à l’entrée des discothèques, chargent et déchargent, interpellent les passants, mendient. Ou volent, et tuent, volontairement ou non, etc.
Et j’entends le bruit de la circulation et j’entends bien qu’on n’entend pas les oiseaux le jour. Je vois ces vieilles voitures et ce nuage de pollution sur la ville qui cache les montagnes, et les quelques arbres pris dans le béton. Est-ce ça, la société humaine? Aller jusqu’au mépris de la nature qui lui a tout donné, l’eau, les plantes, les fruits, les animaux, le bois pour se construire une maison, les pierres pour la rendre plus solide, les matériaux organiques, le charbon pour se chauffer, le pétrole pour conduire la voiture, fabriquer toutes ces choses qui se sont rendues indispensables dans la course au progrès… Sans tout ça nous ne serions certainement pas là il est vrai, je ne serais pas en train de vous écrire sur mon Mac depuis le Chili où je suis en échange universitaire et je ne pourrais pas vous voir en caméra, et vous ne m’enverriez pas de photos prises depuis votre appareil numérique, de toute façon tout aurait été différent et nous-mêmes en tant que personnes, individus génétiques et caractériels propres n’existerions probablement pas.
Ce sont tant de choses auxquelles je n’avais jamais réfléchi ou pris le temps de réfléchir. Cela existe aussi en Europe, mais depuis dix-neuf ans cela fait partie de mon paysage quotidien, direct ou indirect, aussi je ne le vois plus. Mais ici tout est nouveau, tout est à découvrir, saute aux yeux, ou bien est-ce moi qui prends le temps de regarder autour de moi ? Et de réfléchir et de m’interroger. Les ports industriels en face de la plage, les ordures qui volent, la vie dans une capitale, les montagnes de sacs plastiques, le mine filet d’eau des douches en plein désert, la mine de Chuquicatama et ses déchets… Qu’avons-nous fait de notre Terre ?
La question n’est pas ‘existe t’il des moyens alternatifs’, ni ‘cela vaut-il le coup de changer si tous ne suivent pas le même exemple’, ce n’est pas non plus ‘est-il trop tard pour changer nos modes de vie’. La véritable question est ‘les Hommes sont-ils prêts à changer ? » Les hommes sont–ils conscients des conséquences qu’occasionneraient ces changements dans leur vie ? pour ceux qui en ont les moyens (parce qu’ici, la plupart ne les a pas, ces moyens). Les Hommes sont-ils prêts à renoncer à certaines aspects de leur petites vies confortables et à se bouger un peu le cul, ne plus aller au cinéma à 20 km, prendre leur voiture pour aller acheter du pain quand il pleut, renoncer à de la viande parce qu’elle vient de Nouvelle-Zélande, à des fruits ou des légumes qui ont parcouru 2000 km pour venir, à changer de portable parce que le dernier est trop beau, et puis pfff, le mien est démodé, à voyager, tout simplement. Pensez qu’Air France propose six vols directs par semaine pour Santiago du Chili. Maintenant pensez à toutes les villes de France, d’Europe et du monde où les appareils Air France se posent. Et multipliez par le nombre de compagnies aériennes de tous les pays du monde, ajoutez tous les vols intérieurs, et multipliez par des tonnes de kérosène. Ne parlons pas des jets privés ni du fret ni des poids-lourds qui traversent les continents, ni des bus, ni de l’éclairage public, portant certainement nécessaire et qui fut considéré comme un progrès d’envergure, mais qui de nos jours est probablement porté à outrance… et la liste est encore longue.
Et pouvons-nous, nous autres européens, qui donnons souvent des leçons mais aussi souvent le mauvais exemple, pouvons nous dire, nous les pays développés , triez vos déchets, diminuez vos émissions de gaz à effets de serre, tant pis si cela freine votre croissance il faut sauver la Terre ? De quelle couleur était le ciel en 1850 en Europe? Pouvait-on seulement le voir ? Combien de mines ont tourné, et ce pendant des années ?
Le Chili est le pays le plus développé d’Amérique du Sud. Oui, mais à quel prix ? Faut-il choisir entre développer les pays pauvres, s’assurer que plus personne ne crève de faim et que tous ont accès à l’eau potable, et un développement durable ? Pourquoi eux n’auraient pas le droit aussi à leurs écoles, leurs ordinateurs, leurs décapotables et leurs centres commerciaux, leurs maisons climatisée et leurs piscines ? Devons-nous choisir entre éradiquer la misère ou respirer de l’air pur ? Y a t-il un moyen de concilier les deux, ou plutôt y a t’il un moyen de convaincre les hommes à se lancer dans ce défi gigantesque, ce défi de l’humanité ?
Tout ce qui pourrait changer si... si ensemble, nous y mettions du nôtre. Le monde est vaste, et la liste est longue. Mais même dans le noir, il y a toujours une lueur d'espoir quelque part.